Les politiques de la tyrannie qui aménagent progressivement l’emprise de la crainte, se renforcent sans doute à la faveur de l’anxiété diffuse mais, à terme, elles engendrent des actions audacieuses de rébellion et des mouvements alternatifs de soulèvement ou de révolte. Elles ont de tous temps induit des mouvements de désobéissance civile ou civique comme elles ont chaque fois conduit la réflexion sur le droit de résistance à l’oppression comme sur le droit à l’insurrection.
Conçue dans l’ordre des droits de l’homme , la résistance à l’oppression s’inscrit dans le cadre de l’Etat. Elle s’insère dans des systèmes de droit qui font de la violation des droits de l’homme la principale accroche de la contestation des actions et actes du pouvoir, contre les actions et actes des agents du pouvoir. Elle ne se confond nullement avec la désobéissance civile ou civique, laquelle plus circonstanciée ne trouve pas directement d’échos dans les droits de l’homme. Si elle relève pour une large part de la perception de la démocratie dans l’espace politique et des évolutions sociales vers le conformisme , la distinction entre l’une et l’autre peut aussi, dans une mesure toute relative, être discernée à partir d’une définition de l’oppression.
Une définition de l’oppression
Selon l’article 32 du projet de Déclaration des droits naturels, civils et politiques de l’homme présenté par Condorcet le 15 février 1793 : « Il y a oppression lorsqu’une loi viole les droits naturels, civils et politiques qu’elle doit garantir ; – Il y a oppression lorsque la loi est violée par les fonctionnaires publics dans son application à des faits individuels ; – Il y a oppression lorsque des actes arbitraires violent les droits des citoyens contre l’expression de la loi ; – Dans tout gouvernement libre, le mode de résistance à ces différents actes d’oppression doit être réglé par la constitution ». En retenant ces formulations, il est possible de relever que l’oppression se caractérise par « la violation des droits de l’homme » et par la « violation des droits des citoyens » , ces deux types de violation étant réunis par la commission “d’actes arbitraires” que ceux-ci soient juridiques ou matériels. Une telle affirmation ne peut pourtant suffire .
La notion de « violation des droits de l’homme » détermine en creux le champ de l’oppression. Pour marquer résolument le caractère collectif de l’oppression comme de la violation d’une liberté fondamentale, l’article 34 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen affirme qu’« il y a oppression contre le corps social lorsqu’un seul de ses membres est opprimé. Il y a oppression contre chaque membre quand le corps social est opprimé ». Ces formulations invitent d’abord à considérer que toute action de résistance à l’oppression est, dans le champ politique, d’ordre général ; elle n’est pas celle d’un groupe donné, ni d’une catégorie déterminée de personnes — ou si tel était le cas initialement, elle se déploierait rapidement au sein de la socité civile. Elles invitent aussi à prendre en considération plusieurs thèmes qui s’agencent autour de la « violence ». Cette violence concerne l’atteinte portée à un droit ou à une liberté. Elle ne se comprend pas nécessairement concrètement ; elle peut s’entendre comme une violence symbolique. Il ne s’agit donc pas d’évaluer un degré de gravité ni de rechercher une modélisation d’une proportionnalité. La violence est perceptible dans l’effet d’un discours, d’une action qui a pour objet de déconnecter le droit ou la liberté mise en jeu de l’ensemble pourtant indivisible des droits de l’homme.
La violence a pour but d’éteindre toute opposition...
De freiner toute contestation, elle s’évertue à détruire toute forme de résistance. Elle est, froidement ou insidieusement, l’expression d’une force qui contraint à la soumission, qui diffuse la résignation et, par cela, qui cherche à établir une systématicité du consentement au pouvoir ou une automaticité de la docilité envers le pouvoir plus que de l’obéissance aux lois. Cette force, cette contrainte expliquent qu’à tout mouvement de rébellion, qu’à tout acte de révolte la réponse est la répression — répression armée ou policière, répression morale, publique ou judiciaire avec son cortège de punitions et de corrections, de châtiments et de sanctions, donc aussi répression pénale...
Suivant les logiques juridiques des sociétés démocratiques européennes, la « violation des droits de l’homme » ne se résume pas dans une restriction des libertés, ni dans une atteinte à un droit fondamental lorsque celles-ci dépendent de « mesures législatives » c’est-à-dire ne visant pas les droits dits indérogeables ou intangibles de par l’article 15 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH). Pour reprendre en les rassemblant les expressions des articles 8, 9. 10, 11 CEDH, les mesures qui « dans une société démocratique, [sont] nécessaires à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense ou à la protection de l’ordre et à la prévention du crime ou des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale publiques, à la protection de la réputation d’autrui, à la protection des droits et libertés d’autrui » ne seraient pas constitutives de « violations » de ces droits. Elles ne comporteraient que des atteintes « légitimes » aux droits de l’homme autres que ceux désignés intangibles . Le présupposé de la “légitimité” de l’atteinte à un droit de l’homme quand la mesure qui la provoque est d’ordre législatif est alors renforcé ; la remarque quant à sa “nécessité” doit cependant être décuplée si l’on retient que peut être justifié « l’emploi des forces armées, de la police ou de l’administration de l’Etat » à l’encontre des personnes et des groupes qui s’opposeraient à l’application de ces mesures. Toute loi, tout règlement ne sauraient donc s’inscrire dans une posture décisionnelle narcissique ; ils ne sauraient être posés dans l’ordonnancement juridique sans réflexion ou sans délibération préalable dès lors que la jouissance et l’exercice d’un droit de l’homme ou d’une liberté fondamentale serait mis en cause — à un titre ou à un autre.
Or il existe des lois liberticides. Il existe des lois oppressives. Il existe des lois constitutives de violation des droits de l’homme même dans des régimes dits démocratiques. Lorsque la loi interdit la liberté d'association, la liberté des cultes, la liberté d'aller et venir dans le territoire nationale, le libre accès aux médias public à des catégories de personnes , cette loi est oppressive.
Cette notion de « loi oppressive » est souvent dévoilée comme “une loi injuste”, voire comme une “mauvaise loi” – et cela même si l’idée de droit est toujours contingente (pays, peuples, périodes de l’histoire). Empreinte de violence, une loi oppressive peut aussi être présentée comme une loi manifestement dirigée contre un individu ou une catégorie d’individus même si elle revêtait une apparence de généralité : « aucune loi n’est valable quand elle est regardée par une minorité comme étant assez oppressive pour motiver une résistance violente » .
S’il y a des lois injustes, s’il existe des lois oppressives, dans la mesure où « même une société qui est en principe juste peut produire des lois ou des politiques injustes (…), un homme a des devoirs autres que ses devoirs envers l’Etat… » . Ces devoirs de l’homme autres que ceux qu’il aurait envers l’Etat sonnent comme un droit : le droit de résistance à l’oppression mais, dans la proposition ici relevée, ils introduisent plus sûrement la problématique de la « désobéissance à la loi injuste ». Thoreau avait osé prôner le refus des lois « injustes » obligeant chacun à s’interroger sur lui-même, sur son rapport à la société et sur sa relation à l’Etat : « Nous bornerons-nous à les respecter ? Continuerons-nous d’y obéir en essayant de les amender ? Ou les transgresserons-nous tout de suite ? ». Les incertitudes de Thoreau s’arrêtent sur les motifs et les buts de l’action envisagée. Elles ne concernent qu’à la marge le questionnement sur les attitudes à adopter en pareil cas. Pourtant, de ces trois temps ressort une interrogation cruciale sur le silence ou le cri qui suivent la promulgation, l’application ou l’aboutissement de la loi injuste, inique ou oppressive. S’agit-il d’obéir aveuglément ou d’obéir en sollicitant fermement la modification ou une rectification du sens de la loi ? ; de contester la mesure et de désobéir quitte à enfreindre la limite qui sépare le légal du condamnable ? ; de combattre non seulement la loi mais aussi les détours qui l’ont parachevée et de résister immédiatement et pleinement à ses applications et conséquences ?
S’il peut y avoir désobéissance à une loi estimée injuste, il n’y a pas de résistance à l’oppression sans que soit démontrée l’oppression, sans que soit signalée la source de l’oppression, que ce soit la loi en cause ou l’action des gouvernants dans les systèmes démocratiques . L’exercice du droit de résistance à l’oppression doit être “explicité”, motivé, justifié, « légitimé »… Il doit être pensé par delà et au-delà d’« une » loi. Pour que la résistance à l’oppression puisse être distinguée de la désobéissance civique ou civile et soit effectivement porteuse d’une idée nouvelle , il est nécessaire de situer l’oppression, même révélée par une loi, dans un cadre plus vaste que celui circonscrit par cette seule loi. En quelque sorte, la résistance à l’oppression serait un “droit d’action” et la désobéissance une “action de droit” .
En ce qui concerne les motifs d’un mouvement de désobéissance ou d’une action de résistance, il est évidemment nécessaire de distinguer entre plusieurs catégories d’acteurs. La résistance à la loi telle qu’elle est envisagée à l’article 7 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ne constitue pas un seul et unique modèle . En effet, la résistance à la loi n’est pas de même nature selon qu’elle émane des auteurs d’infraction, des indociles ou récalcitrants et des révoltés ou résistants. Les premiers agissent pour eux-mêmes, en dissimulant leur acte, dans leurs propres intérêts ; les seconds lancent publiquement un défi aux autorités en s’arrogeant le droit de contester collectivement la norme juridique par delà le texte qui l’institue ; les derniers se donnent « le droit d’ignorer l’Etat » , ils affrontent délibérément l’autorité de l’Etat dans le but de réclamer le respect des droits de chacun et de tous.
Quand Thoreau signifiait la difficulté de procéder à des réformes immédiates, d’inciter les gouvernants à porter des améliorations à ces lois, de susciter la révision des objectifs qu’elles portent, remarquant qu’« on considère la résistance comme un remède pire que le mal », il en appelait au refus d’une politique donnée dans un champ particulier. Il exprimait son “désaccord fondamental” avec un gouvernement prônant et reconnaissant l’esclavage. Ne pouvant se résoudre à adhérer à une telle politique, il prônait la désobéissance et non la révolte . Cette désobéissance est ainsi invoquée lorsque les droits d’autrui se trouvent ignorés, méprisés, oubliés : « si une loi, de par sa nature même, vous oblige à commettre des injustices envers autrui, alors, je vous le dis, enfreignez la ». Mais en tout état de cause, seul à agir contre la loi en refusant de payer l’impôt électoral, Thoreau se référait à sa propre conscience. Or, l’objection de conscience ne traduit pas une désobéissance à la loi, elle n’induit pas la résistance à l’oppression . Une telle posture ne suppose pas l’insubordination caractérisée mais l’indiscipline ou l’indocilité. Si elle peut l’annoncer et la précéder, elle n’est qu’un moment dans le déplacement de la désobéissance individuelle vers la désobéissance collective, civile, civique – laquelle seule détient un sens et une portée . Elle ne rejoint ainsi que tardivement l’idée de résistance à l’oppression.
La désobéissance à la loi ne renvoie donc pas directement à la résistance à la loi oppressive. Quel que soit le cas, on ne peut penser pour autant que les modalités de recours à la justice devraient en limiter la manifestation ; ce positionnement supposerait un acte individuel de désobéissance (même s’il s’avère adopté par plusieurs individus), ce qui rejoint l’objection de conscience, mais il pourrait aussi ouvrir sur un droit de résistance individuel qui s’instituerait pour la conservation de son identité, de soi, de sa vie . Toutefois, considérée dans les sociétés démocratiques comme un « ultime recours » contre les décisions majoritaires abusives [19], la notion de désobéissance civile est un moyen de mettre à distance la question de la résistance à l’oppression. Car c’est en vertu d’une conception morale de la justice – ou de l’équité – que la désobéissance à la loi se révèle. C’est son fondement plus que sa visée qui retient donc là l’attention. Pourtant, son but est soit d’entraver le mouvement législatif amorcé, soit d’obliger une reconsidération de la loi adoptée ; son objectif est ainsi de susciter une révision, une refonte de la loi considérée. Ceci rejoint la formule de J. Rawls selon lequel la désobéissance est « un acte public non violent, décidé en conscience, mais politique, contraire à la loi et accompli le plus souvent pour amener un changement dans la loi ou bien dans la politique du gouvernement » .
La résistance à l’oppression dépasse le champ d’une loi, de la loi. Elle ne se limite pas à solliciter un changement dans la loi ou dans la politique du gouvernement à propos d’un point donné, si elle comporte certains aspects de la désobéissance civile, elle indique une radicalité nouvelle dans l’action. Elle n’exprime pas une demande de réforme ou de révision. Elle manifeste le refus de s’incliner devant la puissance de l’État, elle exige la transformation du système de droit pour que cesse toute forme d’atteinte aux droits de l’homme, pour que soit révoquée toute violation des droits de l’homme, pour que soit radicalement défaite l’oppression. Elle n’est pas seulement contestation, elle est aussi et surtout revendication. Elle prescrit la correction des logiques juridiques qui ont permis la violation par le biais de mesures répréhensibles et « nuisibles à la société ». Il ne s’agit pas simplement d’une action menée en “conscience” ni d’une réclamation de “justice”, mais bel et bien d’une action menée en “droit”.
Désobéir revient à prétendre devoir enfreindre la loi, à l’enfreindre et à s’exposer à des poursuites, à risquer des sanctions pénales ou administratives. Résister à des lois injustes ou oppressives consiste certes à désobéir, mais aussi à passer du côté du front du refus, à militer activement, inlassablement, au risque de sa liberté ou au risque de sa vie, non pour la refonte de ces lois mais pour insuffler un mouvement persistant de conscience civique et d’opposition politique. L’objectif est de contraindre le gouvernement à modifier profondément l’idéologie directrice qui a suscité la formation, l’adoption, la promulgation, l’application de lois contraires à la philosophie des droits de l’homme, des droits de la personne humaine, des droits fondamentaux, des libertés fondamentales. Résister n’est pas seulement désobéir à la loi puisque désobéir à la loi est encore accorder foi dans la loi, ce n’est pas seulement s’engager pour la révision de la loi, c’est en empêcher l’élaboration, en entraver l’application, en détourner l’effet, c’est agir contre la loi pour le droit. Certes, la dimension de l’action de résistance à l’oppression n’est pas totalement absente de la notion de désobéissance civile, l’une et l’autre sont inscrites dans le politique, l’une et l’autre comportent une forme d’appel au public pour lutter contre l’injustice. Ce qui les distingue radicalement est que la résistance à l’oppression est un droit, un droit de contestation d’ordre général tandis que la désobéissance à la loi s’approche d’une infraction même si elle conserve, d’une manière ou d’une autre, son appui au régime politique institué. La résistance invite à un renversement du système, à une mutation des modes de production du droit tandis que la désobéissance demande des nuances, des corrections, des rectifications de la loi contre laquelle elle se réalise.
Si la désobéissance s’arrête au moment où son objectif est atteint, le retrait de la loi injuste, la résistance à l’oppression stigmatise l’arbitraire qui ressort du seul fait que la loi a pu, un moment, être pensée, être votée, être appliquée. Le droit de résistance à l’oppression est alors indubitablement « la conséquence des autres droits de l’homme » (art. 33 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793).
La résistance à l’oppression est un droit qui s’exerce non seulement contre la loi qui, au lieu de garantir les droits et protéger les libertés leur porte une atteinte caractérisée, mais aussi contre le système qui permet que de telles lois puissent être émises.
Le paradoxe est apoplectique : la résistance à l’oppression est un droit “hors-la loi, mais un devoir pour tous les peuples opprimés.
Persis Lionel ESSONO ONDO